dimanche 11 janvier 2009

APÉRITIF À LA CAMPAGNE, suite

L'ARRIVÉE DES INVITÉS - Passé 11h30, Madame LEFRANC (nous lui avons trouvé un nom depuis hier) devient de plus en plus nerveuse. Tout en aménageant la table basse du séjour, elle surveille tout bruit suspect de voiture qui ralentit, ce qui déclenchera une dernière vérification de son allure générale devant le miroir du couloir. Les enfants sont relégués dans leur chambre avec ordre de ne rien déranger, et surtout pour ne pas la perturber dans ses ultimes préparatifs. Son mari a été envoyé dans la pièce secrète (celle des frigos et des congélos), pour en ramener six bacs à glaçons et les boissons tenues à l'abri et au frais.
Elle aligne soigneusement les bouteilles, l'ensemble des récipients colorés contenant les biscuits salés et le plat mettant en valeur les toasts de la terrine qui n'a toujours pas "le même goût que d'habitude". Surtout pas de chips : contrairement à une idée reçue, elles sont ici rarement servies à l'apéro, car les chips font cheap. Elles ne sont utilisées qu'en vacances ou en camping.
Elle ajoute un cendrier, au cas où Christophe Schmolduck aurait recommencé à fumer. En dernier lieu, elle place au centre un bol avec une première charge de glaçons (avec un jus de citron, ce qui les empêche de coller), et enfin quelques verres genre "moutarde ou Nutella" pour les enfants, les autres verres arriveront ultérieurement en fonction de la boisson demandée.
- je crois que les voilà, annonce-t-elle, plus inquiète encore.
Mais ce n'est qu'une fausse alerte, qui rend son attente toujours plus angoissante. Son mari, prudent, est monté se changer pour une tenue plus correcte, et surtout pour échapper aux dernières minutes lugubres de ce suspens infernal.
Elle voudrait maintenant que ce soit déjà fini, mais ouf : les voici enfin arrivés, pour de vrai, avec seulement un quart d'heure d'avance. Elle ouvre alors la porte avec un sourire radieux, comme si elle retrouvait sa soeur, perdue de vue depuis dix ans, dans une émission télé.
Christine Schmolduck ouvre la marche suivie de ses deux enfants, tandis que son mari vérifie à deux fois la fermeture de son véhicule, au cas où un voisin tenterait de lui dérober son autoradio.
Celle-ci lui tend un grand bouquet de fleurs, avec un sourire non moins éclatant.
Oui, car en province, apéritif, déjeuner ou dîner, on offre une plante ou des fleurs, éventuellement des friandises (selon les fêtes) ou une assiette décorative ramenée de vacances qui n'a pas pu être offerte à Tante Gilberte, vu qu'elle est décédée entretemps. A Paris, que l'apéritif soit "dînatoire" ou improvisé, tout invité amène simplement une bouteille.
- Oh ! Il ne fallait pas ! S'exclame Sylvette Lefranc, qui connaît par cœur la phrase de circonstance (il ne fallait pas mais c'est fait, on ne rend jamais le cadeau à celui qui l'a apporté).
- C'est rien du tout, dit Mme Schmolduck, qui connaît aussi la réponse de circonstance, bien qu'elle ait claqué 40 € chez le fleuriste.
- elles sont magnifiques, mais vraiment, il ne fallait pas, s'extasie Mme Lefranc, qui ne regarde même pas ce qu'elle tient dans ses mains.
Passons sur les salutations et les formules de politesse ; vient le moment où Mme Lefranc se poste au pied de l'escalier pour héler son petit monde :
- Sylvain ! Les enfants ! Tout le monde est arrivé ! ("tout le monde", au cas où les Schmolduck seraient venus en deux voitures).
Il faut compter dix à quinze minutes pour que "tout le monde" soit fin prêt pour la cérémonie apéritive. On enlève les manteaux, on pose les sacs à main, on met en charge les petites consoles de jeux qui ont occupé les enfants pendant le trajet (même court), et chacun attend la phrase magique de la maîtresse de maison qui sera prononcée après une dernière phrase de circonstance émise par Christine S. :
- en tout cas c'est très gentil d'avoir pensé à nous ; on voulait aussi le faire depuis longtemps, et puis le temps a passé vite. Heureusement que Sylvain a croisé Christophe au tabac !
- je vous en prie, asseyez-vous.
La phrase magique pourrait être libératoire, mais elle suscite une première inquiétude :
- on se met où on veut ? (Non, je pensais mettre les enfants à la cave, les hommes dans le garage, et les femmes dans la buanderie).
Tout le monde prend donc place de manière presque improvisée, et en premier lieu, les enfants si impatients de se retrouver après trois mois d'abstinence, se regardent en se demandant à quelle sauce ils vont se manger. Il s'engage ensuite le dialogue du "comment ça va", "quelles sont les dernières nouvelles", etc. Et Sylvette Schmolduck d'annoncer fièrement:
- je n'ai pas grossi, j'attends juste le troisième !
- Non ? Je m'en doutais ! Ne t'inquiète pas, j'ai pensé à prendre de l'eau gazeuse.
- Toutes mes félicitations, acquiesce Christophe Lefranc, comme si l'opération relevait d'un tour de force inouï.
Puis rapidement, les groupes se forment. Le pôle féminin entame alors sur les tourments de la grossesse "mais la joie d'avoir des enfants", non sans préciser les derniers résultats scolaires avec une rivalité maternelle à peine dissimulée, pendant que ces messieurs ronchonnent d'emblée sur l'augmentation du prix de l'essence et leurs problèmes automobiles. Enfin, les quatre enfants sont autorisés à remonter dans les chambres, Léo et Léa se faisant une joie de parrainer les petits Schmolduck sur leur territoire. A ce stade, aucun cri ou pleur infantile ne devrait retentir avant une bonne demi-heure.
Dans le début de la conversation, le premier "blanc", où un silence de grotte règne quelques secondes, est l'occasion de prononcer la seconde phrase magique :
- bon ! C'est pas tout ça, mais qui veut boire quoi ?
LE PREMIER VERRE - le service du premier verre peut être assez long et il y a encore du protocole à respecter. On commence par les enfants qui sont sommés de redescendre pour choisir leur sirop ou leur jus de fruit ; ils piochent une gorgée dans leur verre pour enfant, avant de repartir aussitôt.
La conversation ayant repris, la maîtresse de maison a du mal à se faire entendre et à savoir une bonne fois pour toutes qui veut boire quoi. Elle a ouvert la porte des verres précieux, ceux qui ne servent jamais autrement. Elle choisit soigneusement, en fonction de ce qu'on lui indique : un verre à bière ne peut contenir du whisky, un cocktail ne saurait être servi dans une flûte à champagne. Elle jongle avec ses bouteilles, encore anxieuse d'avoir un choix de boissons suffisamment étendu. Christine S. précise qu'elle ne boit plus depuis qu'elle est enceinte, mais qu'elle va "faire une petite exception pour commencer".
Quand enfin, chacun a son verre devant lui, il se doit d'attendre que soit émise la troisième phrase magique :
- allez, santé ! ("mais pas des pieds", aurait ajouté une amie à moi - mais ce type d'humour passe assez mal à la campagne).
L'alcool aidant, les langues se délient sur des sujets plus futiles, et les voix montent. On croirait soudain qu'il y a douze personnes là où il n'y en a que quatre : par un hasard vicieux, les personnes qui se parlent ne sont pas placées côte à côte. Après quelques gorgées, la maîtresse de maison pourra prononcer la dernière transaction libératoire :
- Allez, servez-vous, je ne vais pas faire passer les plats ! Il y a de quoi grignoter, mais je n'ai pas eu le temps de faire grand chose (alors qu'elle surveillait la cuisson de sa terrine au bain-marie à plus d'une heure du matin).
Les enfants, dotés d'un sixième sens, réapparaissent miraculeusement, et c'est comme une nuée de pigeons qui picorent sans scrupule ni retenue, la main déjà pleine avant d'avoir pu avaler leur première bouchée.
LE DEUXIÈME VERRE - l'exercice consiste, avec le premier verre, à ne pas le boire trop vite, car il faut attendre que la dernière personne ait entièrement fini son premier verre, pour être resservi, en respectant une règle essentielle : ON NE RÉCLAME PAS, même si vous sortez du désert de Gobi.
Mais souvent les hommes craquent en premier pour se resservir, car les femmes boivent trop lentement. Oui, enfin, cela se constate souvent en province, pas à Paris (comme dirait Florence Foresti : moi je ne suis jamais pompette, je vais directement à "bourrée").
Par la suite, les conventions se délitent et curieusement, il n'y a pas de troisième ou quatrième verre ; tous les suivants portent un autre nom : "encore un petit dernier ?", mais le petit dernier peut se répéter plusieurs fois.
Selon les tempéraments et les humeurs du moment, les sujets de conversation deviennent ludiques ou plus graves. Politique, faits divers, bricolage, décoration d'intérieur, jardinage, problèmes de santé, au choix... Et bien sûr : les médisances qui n'en ont pas l'air, généralement réservées aux femmes, bien que les hommes aient aussi les leurs, d'un autre genre.
Si les invités sont des voisins, ils parlent évidemment des autres voisins. C'est ainsi que, dans un village, en dehors des sorties de messe et des discussions de caisse (supérette, tabac), on finit par tout savoir sur des habitants qu'on a seulement jamais rencontrés.
La durée de l'apéritif varie de 1h30 à 2h00, ponctuée par des événements cruciaux: les enfants qui se battent, tombent ou réclament un autre verre ; les hommes peuvent sortir quelques instants, pour débattre de l'état de santé d'un pommier, ou l'un pour faire écouter à l'autre "un bruit qu'il a à son moteur". Les femmes font éventuellement une incursion dans la garde-robe pour montrer les derniers achats et discuter chiffons (au prétexte de voir ce que font les enfants, qu'elles ont complètement oubliés).
LE DÉPART - Attention, les phrases suivantes sont de faux amis :
1. Chéri, on ne vas pas tarder à y aller
2. On va vous laisser manger, tout de même
Dans les deux cas, ce sont des phrases destinées à tester l'endurance du couple receveur. Ne vous attendez pas à ce qu'ils déguerpissent dans les minutes qui suivent.
3. Bon, on y va ?
Celle-là non plus n'est pas un signe de départ immédiat. Elle est en général prononcée par le conjoint qui commence à s'ennuyer, et qui cherche à préparer l'autre, psychologiquement, à l'idée d'un éventuel départ.
Quand le départ semble (enfin) se profiler, ajoutez encore 10 à 15 minutes avant qu'il ne soit réellement effectif. Même debout, les conversations continuent. Un autre enfant qui se blesse ou qui pleure peut être un bon stimulant pour un départ concret, annoncé par cette phrase :
4. Là il faut qu'on y aille, ils sont fatigués.
Les Schmolduck récupèrent leurs manteaux, les consoles de jeux rechargées pour le trajet du retour. Ils sont dûment raccompagnés à leur voiture, puis à la grille, salués de la main avec une grâce quasi princière. Le mot de la fin est laissé à Christine Schmolduck, qui crie par la vitre de la voiture :
- et la prochaine fois, ce sera chez nous !
Elle attend que son mari ait roulé environ 100 m, au cas où Sylvette Lefranc ait l'oreille de Super Jaimie :
- et je te préviens, si tu les invite, tu ne me préviens pas deux jours avant, comme Sylvain l'a fait avec Sylvette !
* * * * * *
Vous l'aurez donc compris, un apéritif à la campagne n'a rien d'anodin. Mais il y a pire. Si le déjeuner ou dîner improvisé n'effraie que rarement la maîtresse de maison (vous resterez bien manger avec nous, on fera avec ce qu'il y aura, comme évoqué dans le volet précédent), le déjeuner ou dîner AVEC INVITATION provoque bien plus de tracas et de soucis encore, ne serait-ce que parce qu'il faut cuisiner.

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